Nous avons tous été informés de ce que l’ex-président du Faso, Blaise Compaoré, a adressé à l’actuel président du Faso, Roch Marc Christian Kaboré, une lettre dans laquelle il lui exprimait, entre autres, son soutien dans la lutte qu’il mène contre le terrorisme, et sa disponibilité pour lui apporter son aide dans ce sens. Un beau geste, s’il en est, qui n’a pas manqué de susciter de nombreuses réactions aussi divergentes les unes que les autres, et qui inspire cette réflexion sur l’humilité, car, en mon sens, l’acte posé par le président Compaoré est l’expression de cette humilité si rare en politique, qui pourtant en a bien besoin, par les temps qui courent.

L’humilité est une vertu. Il s’agit du sentiment que l’on éprouve de ses propres limites, de sa propre finitude, c’est la conscience de soi comme un être faillible. Aussi, peut-on dire de l’humilité qu’elle est « le plus sage parti des philosophes». A cet égard, on ne peut s’empêcher de penser d’abord à Socrate dont l’existence entière en est l’expression vivante, lui qui a repris à son compte cette inscription gravée sur le fronton de l’oracle de Delphes « connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux », lui qui disait aussi « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », et ensuite à Montaigne qui s’interroge en ces termes : « que sais-je ? » Ces différentes formules sont des leçons de vie, des leçons d’humilité même, rappelant à l’homme la nécessité, toujours, d’avoir conscience que sa position n’est jamais absolue et qu’il y a toujours un autre point de vue que le sien, qui est tout aussi légitime. La connaissance est en effet fragmentaire et chacun n’en détient qu’une infime parcelle.

L’action politique, œuvre humaine, n’échappe pas à cette exigence d’humilité faisant de l’homme ou la femme politique un être vertueux, car je puis dire aussi que l’humilité est le plus sage parti des politiques. Je dis en effet, au risque de me faire traiter d’idéaliste, que faire la politique avec humilité et dans l’humilité c’est mettre un regain de moralité dans cette œuvre humaine qui semble souvent échapper à toute emprise morale. On a pour habitude d’opposer le réalisme de l’homme ou la femme politique à l’idéalisme du moraliste. Soit. Mais, contrairement à ce qui pourrait se donner à voir, la politique et la morale, en elles-mêmes, ne s’excluent pas l’une l’autre. Ce sont ceux qui font la politique qui, pour des raisons d’efficacité malsaine ou d’intérêt personnel ou encore de réalisme irresponsable (la fin justifiant les moyens), excluent complètement la morale de la sphère de l’action politique, ou s’en réfèrent lorsque la situation leur est propice. Or la politique, dans son être même, est morale, une moralité qui s’enracine dans cette valeur qu’est l’humilité. N’oublions pas que la politique (science du juste et de l’injuste) et l’éthique (science du bien et du mal), tout comme la logique (science du vrai et du faux) et l’esthétique (science du beau et du laid), sont des disciplines qui appartiennent toutes à la même sphère de la normativité, ce sont toutes les quatre des disciplines normatives. C’est dire qu’elles ne s’excluent nullement, mais se complètent au contraire pour permettre aux hommes de vivre cette harmonie qui leur est tant indispensable dans une société bien ordonnée.

L’expression par excellence de l’humilité en politique, est celle qu’incarne la démocratie. Les prétendants à la direction des affaires publiques sont alors sommés de se soumettre aux suffrages du peuple. Il s’agit pour eux de faire la demande au peuple de bien vouloir porter son suffrage sur leur personne. Sans doute n’en ont-ils pas forcément conscience, mais ils reconnaissent par là même qu’ils ne sont pas au-dessus du peuple, mais doivent se plier à son bon vouloir, et lorsqu’ils sont élus doivent le servir et non se servir ou se faire servir. Ils ont intérêt à agir ainsi, car s’ils ne satisfont pas les attentes du peuple, aux prochaines élections, si celles-ci sont organisées de façon équitable, ils subissent nécessairement la sanction des électeurs qui porteront leurs voix sur un autre candidat. Mais en politique, la figure de l’humilité est également incarnée par celui ou celle, dirigeant d’un Etat démocratique, qui sait écouter, saisir le temps qu’il faut pour cela, différentes opinions afin de prendre des décisions objectives dans le seul intérêt du peuple. C’est ici que l’humilité du président Roch Marc Christian Kaboré est interpellée par la lettre de son prédécesseur, Blaise Comparé.

De Blaise Compaoré lui-même on peut d’ores et déjà dire qu’il a fait acte d’humilité en prenant la décision d’adresser ce courrier à son successeur. Il aurait pu s’interdire de le faire pour des raisons d’orgueil personnel, et il aurait en cela manqué de sagesse. Mais, ce qu’il n’est pas donné à tout le monde de faire, il a surmonté son orgueil pour se mettre dans la position de celui qui fait la demande, qui adresse une doléance, et on peut se douter qu’il est allé plus loin que la seule information qu’on a voulu nous donner. A partir de là, il devient difficile de ne pas lui reconnaitre son vœu de réconciliation des filles et fils du Faso, son souci de paix et de sécurité pour le Burkina Faso.

Roch Marc Christian Kaboré, lui aussi, est soumis à cette même exigence d’humilité, et je reste convaincu qu’il n’est pas sans le savoir, de même que je suis convaincu qu’il est un ardent défenseur de l’humilité et de sa pratique. Loin de moi l’idée de me faire passer pour un conseiller du président Kaboré, restant persuadé qu’il en a de très compétents, et sans doute plus compétents que je ne peux l’être. Loin de moi aussi l’idée de donner des leçons de politique ou de gouvernance, voire même d’humilité. Je ne fais que délivrer une opinion, si modeste soit-elle, pour signifier que dans cette perspective, le président Kaboré doit se garder de tout sentiment de vengeance. Certes le congrès ordinaire de 2012 du Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP), dont il fut longtemps le Président et l’était encore, a laissé des traces et fait de nombreuses frustrations chez ceux, dont lui-même, qui ont créé ensuite le Mouvement du Peuple pour le Progrès (MPP), ce qui était légitime et de bonne guerre. Certes vingt-sept ans de gouvernance Compaoré ont pu aussi laisser des frustrations chez une certaine catégorie de citoyens qui, dorénavant, cherche à se venger du président Compaoré et de ses alliés. Mais depuis, l’insurrection populaire, ou en tout cas ce que l’on a appelé ainsi, est passée par là avec son lot de violence et de représailles en direction des membres de l’ancien régime, la transition est passée par là, avec son lot d’exclusions et de poursuites judiciaires toujours en cours. On peut donc aussi, désormais et maintenant, adopter un mode de gouvernance inclusive qui semble s’être déjà engagé quand on sait qu’il y a quelques semaines le premier ministre rencontrait l’opposition politique, ce qui est un acte d’humilité. Mais il faut aller plus loin.

Aller plus loin, c’est saisir la main tendu du président Compaoré proposant son aide dans la lutte contre le terrorisme, car il faut d’abord penser aux populations qui le subissent. Pour cela, on ne peut bouder aucune aide d’où qu’elle vienne, qu’elle vienne du président Compaoré, lui-même boudé par une certaine opinion publique. Le président Kaboré a une responsabilité politique et un devoir moral vis-à-vis de toutes ces populations qui elles, pour faire simple, ont le droit de vivre heureux comme le stipule notre constitution, surtout en son Titre I. Accepter l’aide du Président Compaoré n’est pas un aveu d’échec, mais c’est faire montre de sagesse dans le sens de cette humilité en question, en écoutant un ancien chef d’Etat burkinabè qui, au fil des année, a acquis une expérience certaine de la gouvernance et, partant, du type d’insécurité liée au terrorisme que le pays vit aujourd’hui. C’est l’occasion ici, pour la bonne cause, d’accepter le fait que « qui veut la fin, veut les moyens ». Quels sont les moyens dont dispose le président Compaoré ? Quelle stratégie a-t-il en vue dans cette situation difficile ? A-t-il une solution ? Telles sont les questions essentielles qui doivent guider le président Kaboré pour en juger ensuite et envisager une décision. La gouvernance d’un Etat, ce n’est pas le règne de l’opinion publique, de l’inclination ou des intérêts particuliers, mais c’est le règne de l’intelligence, de la conscience du devoir et de la responsabilité en vue de l’intérêt général, régit par la volonté générale. La coopération voulue par un Etat souverain pour faire face à une difficulté majeure susceptible de mettre en péril son intégrité territoriale ne doit pas se limiter à sa forme politique d’Etat à Etat dans la perspective des relations internationales, mais cette coopération peut aussi prendre la forme d’une collaboration entre l’Etat et un individu dont les compétences sont reconnues. Est-ce le cas du président Compaoré ? On peut toujours s’en enquérir pour aviser. Pour cela, il faut immédiatement (c’est-à-dire sans intermédiaire) prendre langue avec l’intéressé. A mon avis, le président Kaboré n’a rien à perdre ici, il a tout à gagner au contraire. Il faut juste qu’il s’écoute lui-même.

 

Il est des attitudes que le sens commun qualifierait facilement de faiblesses. Par exemple, faire amende honorable ou acte de contrition, revenir sur un engagement ou une décision dès lors que l’on s’est rendu compte de son caractère inepte ou erroné. Au contraire, c’est faire preuve de courage pour dépasser certains sentiments humains relevant de la susceptibilité, de l’égo. Ceux qui sont capables de ce type de comportement, et ils sont rares, font preuve d’une grande sagesse et d’une humilité du même type. L’homme sage et humble, c’est celui qui sait faire son aggiornamento, son autocritique. Le Burkina Faso est aujourd’hui en crise, et c’est peu dire. Cette crise nous concerne tous et nous dépasse individuellement. Pour y faire face, il nous faut transcender nos crises internes et nos descensions personnelles. C’est une question de vie et de mort et toutes les opportunités sont bonnes à prendre. Ayons donc l’humilité qui sied à une telle situation et unissons-nous pour avancer ensemble, comme un seul homme.

 

Paris le 14 mai 2019

Jacques Batiéno, professeur de philosophie, Paris (France)

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