L’Afrique est en proie à de nombreuses épidémies – tuberculose, VIH/sida, paludisme et poliomyélite sauvage –, mais elle s’efforce depuis des décennies de lutter contre ces menaces. Pour vaincre ces maladies mortelles, il faut se tourner vers les compétences existantes et trouver des solutions à l’échelon local, préconise Dr Quarraisha Abdool Karim. Dr Quarraisha Abdool Karim, faut-il le rappeler, est épidémiologiste des maladies infectieuses et directrice scientifique associée du Centre du programme de recherche sur le sida en Afrique du Sud (CAPRISA). Elle a reçu en 2021 le prix VinFuture, dans la catégorie « Innovateurs des pays en développement».
La récente épidémie de COVID-19 a remis la santé publique sur le devant de la scène mondiale, rappelant que la science ne se pratique pas dans une tour d’ivoire. La science façonne l’humanité parce qu’elle est parmi nous. La COVID-19 a également montré qu’aucune épidémie ne se produit de manière isolée. Grâce à notre collaboration, nous pouvons nous appuyer sur les fondations de nos connaissances pour proposer des moyens innovants de relever les défis sanitaires, qui profiteront à l’humanité tout entière.
Il ne s’agit pas là d’une idée nouvelle, c’est un concept qui nous est devenu très familier pendant l’épidémie de sida.
Le désespoir, la douleur et le deuil étaient endémiques dans les années 1980 et au début des années 1990, lorsque l’épidémie de VIH a démarré en Afrique du Sud. Chaque week-end, des tentes funéraires blanches semblaient pousser et se multiplier dans les régions rurales du KwaZulu-Natal, emblèmes du très lourd bilan imposé par le virus au pays.
Ayant été témoin de ces événements, j’ai entrepris l’une des premières études de population sur ce problème sanitaire émergent en Afrique du Sud. La prévalence du VIH était encore faible à l’époque, moins de 1 % de la population ayant été infectée.
Mais ces données cachaient une vérité choquante : les jeunes femmes (15-24 ans) étaient six fois plus susceptibles d’être infectées que leurs homologues masculins.
Nous savions qu’il fallait faire quelque chose. Nous devions comprendre ce qui avait conduit à cette disparité frappante des risques. Nous avons donc commencé à parler aux femmes de toutes les couches de la société pour tenter de mieux comprendre leur vécu.
Et voici ce que nous avons appris : la dynamique de pouvoir des échanges et des relations sexuelles perturbait la prévention des maladies. Les femmes n’avaient pas la capacité de se protéger à cause des options limitées qui s’offraient à elles – des solutions comme le préservatif, qui conférait aux hommes la responsabilité de la réduction des risques.
Dans le même temps, les cas ont continué à se multiplier en Afrique du Sud à un rythme alarmant, doublant chaque année dans l’ensemble de la population.
Les méthodes de prévention de l’infection par le VIH n’étaient pas suffisantes. Et les approches conçues dans les pays du Nord ne pourraient jamais prendre en compte les besoins des femmes africaines. C’est pourquoi il a fallu proposer de nouvelles solutions à la place.
Nous avons notamment cherché à autonomiser les femmes en leur fournissant un gel au Tenofovir, un médicament antirétroviral (ARV). Cette démarche novatrice, développée lors de l’essai clinique CAPRISA 004, a permis aux femmes séronégatives de se protéger du virus. Les recherches du CAPRISA sur la PrEP ont été récemment reconnues par le prix VinFuture comme une innovation salvatrice des pays du Sud.
Aujourd’hui, le Tenofovir est pris quotidiennement sous forme de pilule pour la prévention du VIH, une solution également connue sous le nom de prophylaxie préexposition (PrEP). Il a été adopté par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme option de prévention clé pour les femmes et les hommes.
Et cela ne s’est pas arrêté là : une gamme de nouveaux médicaments antirétroviraux et de formules à action prolongée, administrés sous forme d’injections et d’implants, sont en cours d’évaluation afin d’élargir les choix de prévention.
Le sida n’est plus une maladie mortelle, mais plutôt chronique et gérable. Cependant, nous constatons encore trop de décès et de nouvelles infections au VIH, plus particulièrement dans les populations marginalisées. Les deux tiers de toute la population vivant avec le VIH/sida résident en Afrique subsaharienne et c’est dans cette région que sont recensés 60 % des nouvelles infections.
Alors que d’autres pandémies comme la COVID-19 sont aujourd’hui au centre de nos préoccupations, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre les gains réalisés sur le VIH. C’est un piège dans lequel nous sommes déjà tombés dans le passé, lorsque les premiers travaux sur le VIH ont éclipsé les efforts contre la tuberculose. Nous ne pouvons pas retomber une fois de plus dans ce piège.
Aujourd’hui encore, la lutte contre la COVID-19 continue de s’appuyer sur les leçons des décennies de travail consacrées à notre riposte au VIH/sida. Cela inclut le recours à des outils de test existants pour détecter la COVID-19, l’utilisation de l’infrastructure d’essais cliniques pour accélérer le développement de vaccins, l’appel aux processus d’engagement communautaire pour éduquer le public et le recours à l’expertise scientifique pour guider les gouvernements dans leurs actions.
La pandémie de sida nous a appris que les scientifiques, les décideurs et la société civile ne peuvent pas travailler en vase clos. Un but commun doit permettre de galvaniser le soutien indéfectible des dirigeants mondiaux au sein des gouvernements et des agences de financement à travers le monde.
L’Afrique possède le leadership scientifique et le capital intellectuel nécessaires au développement de nouvelles technologies et interventions. Nous en avons fourni la preuve à de multiples reprises. Lorsqu’un problème se présente, la recherche locale est certainement la meilleure voie pour trouver une solution.
La voie de l’innovation nécessite un financement qui soutiendra et favorisera la croissance et l’expertise des scientifiques africains. Notre interdépendance et notre vulnérabilité partagée soulignent l’importance de la collaboration et du partage des ressources à l’échelon mondial et régional, pour le bien de l’humanité. L’heure n’est pas à la complaisance. Nous devons veiller à ce que les solutions soient conçues sur mesure par la recherche locale pour mieux aider ceux qui en ont besoin.
Dr Quarraisha Abdool Karim