Le 24 juillet dernier, le Professeur Jacques Batiéno abordait dans une tribune la délicate question de la réconciliation nationale, soulignant sans ambages la nécessité pour les Burkinabè de sortir du piège de l’irréductible passif ‘’Thom-Blaiso’’qui semblait rendre illusoire tout processus réconciliateur. Le lendemain 25 juillet, comme si le Professeur était dans les secrets des dieux, c’est le président Blaise Compaoré qui a dépêché des émissaires pour demander pardon.
Alors, comment l’intellectuel apprécie l’acte de l’ancien président, les réactions contradictoires suscités par celui-ci au sein de la société burkinabè, la position de la veuve Sankara, et enfin, comment perçoit-il la suite pour le pays ? A toutes ces préoccupations, le Professeur Batiéno répond sans passion, mais avec discernement et pédagogie, dans un style dont il a le secret. Entretien exclusif.
Burkina Demain : Professeur, dans votre récente tribune, vous écriviez que notre pays est pris en otage par deux figures emblématiques de son histoire politique récente, à savoir les présidents Thomas Sankara et Blaise Compaoré. Dans un message public ce mardi, le président Blaise Compaoré a demandé pardon pour tous les torts commis pendant son magistère. Est-ce le début de sortie de ce piège dont vous parliez ?
Professeur Jacques Batiéno : Si vous me permettez un prologue, je commencerai par faire remarquer la coïncidence presque de connivence entre la sortie de ma tribune et l’adresse du message du président Compaoré. En effet, le message est adressé à la nation précisément le lendemain de la publication de mon papier. C’est tout simplement le fait du hasard. C’est donc un heureux hasard, une heureuse coïncidence. Vous savez qu’en politique toutes les supputations sont possibles, il me fallait faire la clarté sur ce fait pour le moins déconcertant.
Pour répondre maintenant à votre question, je dirai tout de suite qu’il n’est pas facile de faire amende honorable, de demander pardon, car ce qui est mis en jeu, c’est son propre égo. L’homme est tellement susceptible que, pour le sens commun, faire amende honorable est signe de faiblesse, voire d’abdication. Or, selon moi, c’est le contraire qui est vrai, car c’est cette attitude du sens commun qui est signe de faiblesse.
Celui qui n’est pas capable de faire son autocritique, son aggiornamento, manque de rationalité, de modestie et d’humilité. S’il existe une nature humaine, celle-ci est imparfaite, et c’est pourquoi l’homme est perfectible et qu’il est appelé, dès l’origine à se perfectionner, il doit se compléter et se réparer (pour employer des termes propres au transhumanisme aujourd’hui), même s’il le fait parfois avec excès tel qu’on peut le voir toujours dans la démarche transhumaniste avec la notion de « l’homme augmenté ». Ainsi, faire amende honorable est le signe d’une force mentale ou morale appréciable, c’est une preuve d’humilité et de modestie qui n’appartiennent qu’aux grands hommes. C’est ce dont a fait preuve le président Compaoré. C’est dire que l’acte qu’il a posé en demandant pardon à qui de droit est un geste fort et louable. Sans doute que, sur le plan de la forme, il aurait dû s’adresser lui-même à la famille de son frère et ami Thomas Sankara et au peuple burkinabè, c’est-à-dire en lisant lui-même le message, mais peut-être que les conditions n’étaient pas réunies pour ce faire.
D’ailleurs lorsqu’on prend connaissance du texte du message on constate qu’il était prévu qu’il soit lu lors de la rencontre au sommet entre les anciens chefs d’État et l’actuel président. Peut-être que le président Compaoré voulait faire de ce moment un moment se solennité pour son message, ce qui était intéressant à mon avis. Mais les circonstances que nous avons connues ne lui ont pas permis d’exécuter son geste. Peu importe, le plus important est qu’il ait pu le faire malgré tout, quel que forme qu’ait pris ce geste louable. On peut donc voir dans ce geste du président Compaoré un signe fort ouvrant encore plus grand le chemin vers la réconciliation nationale. Je crois savoir que cette demande de pardon était réclamée, très attendue. Voilà qui est fait, et c’est une très bonne chose. C’est à l’honneur du président Compaoré.
Ce pardon exprimé de Blaise Compaoré continue de diviser la classe politique et le peuple burkinabè. Comment faut-il comprendre cela de votre point de vue ?
En réalité, ce pardon du président Compaoré ne divise pas plus que cela n’a été déjà fait la classe politique et le peuple burkinabè. Je veux dire que la division qui existait avant le message du président Compaoré est la même division qui prévaut après le message du président Compaoré, sans plus ni moins. Ceux qui refusent d’entendre cette demande de pardon sont les mêmes qui, depuis longtemps, veulent voir le président Compaoré derrière les barreaux. Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil. Le principal argument avancé pour refuser cela, c’est que le président Compaoré n’ait pas effectué le déplacement jusque dans la famille du président Sankara pour soumettre sa demande de pardon. À cela, il faut ajouter le fait que ces détracteurs du président Compaoré émettent des réserves quant à l’authenticité du message. Soit. Sans doute que l’on n’a pas tort d’exiger du président Compaoré qu’il se déplace dans la famille Sankara pour présenter son pardon. Dans ce cas, il faut le faire aussi pour chaque famille concernée, car les évènements en question n’ont pas connu que la mort du président Thomas Sankara, douze autres familles sont concernées, ce qui serait dans l’ordre des choses, mais peut-être que les conditions, actuellement, ne sont pas réunies pour poser de tels actes. Quant à l’authenticité du message, franchement qui peut en douter ? Douter de l’authenticité de ce message n’est rien d’autre que de la mauvaise foi. C’est vraiment l’argument la plus facile, qui plus est tiré par les cheveux, c’est l’argument de ceux qui n’ont plus d’argument et qui ont été surpris par les évènements. Il appartient maintenant au président Compaoré, après ce premier pas qui n’est pas une moindre chose, de voir quel autre pas effectuer afin de consolider ce premier pas. Je pense que la suite doit s’inscrire dans un agenda politique plus global pris en charge par le président du Faso lui-même et son ministre de la réconciliation nationale. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que ce contentieux profite à certaines personnes qui y trouvent un gain quelconque. Vous savez, il y a parfois des crises et des conflits qui sont attisés et entretenus dans des intérêts de groupes. Il est possible que ce contentieux entre Thomas Sankara et Blaise Compaoré n’échappe pas à cette règle. Ce qui serait bien dommage qui rendrait encore plus complexe la situation.
La veuve Sankara n’a pas approuvé aussi la démarche et semble restée sur sa faim… et a même parlé d’instrumentalisation de la réconciliation et du pardon… Comprenez-vous sa position ?
Il est vrai que les principaux intéressés dans tout cela sont Mariam Sankara et ses enfants d’une part, et les autres familles d’autre part. Personne ne peut prendre la mesure de leur douleur légitime. Jamais je ne peux connaître l’intensité de leur douleur, jamais je ne puis vivre ce qu’ils vivent. Néanmoins, je comprends cette douleur et je suis en sympathie avec eux. C’est dire que je comprends tout aussi que Madame Sankara ait des doutes sur la sincérité et l’authenticité de cette demande de pardon. Elle a des raisons légitimes de penser cela. Il est possible que des gens instrumentalisent la réconciliation nationale et le pardon.
À quelle fin ? La situation est tellement grave ! Ce n’est pas mon avis, mais si cela était vrai, il faudrait les débusquer très vite et les éloigner du processus. N’oublions pas, cependant, que madame Sankara ne parle pas seulement en son nom propre, mais aussi au nom de toute une organisation sankariste dont elle est, en quelque sorte, la tête de proue.
A ce titre, elle est conseillée dans sa communication qui doit conserver une ligne bien précise. En tout cas, je respecte sa position et je lui souhaite beaucoup de courage toujours.
Et maintenant avec ce nouveau développement, que faut-il faire pour aller à la réconciliation nationale ?
Que faut-il faire concrètement pour aller à la réconciliation nationale ? Telle est la question épineuse à laquelle tout burkinabè doit faire face, et en tout premier lieu le pouvoir en place. Cette question, avec toute la complexité qu’elle comporte quant à la mise en œuvre de sa réponse, n’est pas au-dessus des possibilités des burkinabè. L’Afrique du sud a bien réussi sa réconciliation nationale, le Rwanda aussi, pourtant ces deux pays étaient dans des situations plus complexes que celle du pays des hommes intègres.
Pourquoi n’en serait-il pas autant au Burkina Faso ? Pour moi, la réponse est connue des burkinabè : il faut arrêter de tergiverser et il faut organiser la nécessaire palabre nationale. C’est tout. Dans le passé de ce pays, sous le pouvoir de Blaise Compaoré lui-même, ce type de palabre a eu lieu, mais n’a pas eu l’effet escompté puisque nous y revoila comme au point de départ. C’est pourquoi il est important de tirer les leçons de ce passé récent. Cette nouvelle palabre que j’appelle de mes vœux ne doit pas être une de plus, pour la forme, mais la définitive qui permettra d’enterrer tous les griefs. Je crois savoir qu’elle est déjà prévue sous la dénomination de « forum pour la réconciliation nationale ». Tel est le chemin à suivre. Il faut y aller, rapidement. Le pouvoir précédent à beaucoup trainé des pieds, ce fut son erreur fatale. Il appartient à l’actuel pouvoir de ne pas suivre cet exemple et d’y aller franchement et sincèrement. Dans cette perspective, toutes les filles et tous les fils de ce pays ont le devoir de faire preuve de bonne volonté et de sincérité.
Il faut être honnête pour dépasser des clivages inutiles et aller au-delà des intérêts personnels, des intérêts de groupes, des intérêt idéologiques et du bien individuel. La bonne volonté et la sincérité exigent de faire des compromis, on ne s’engage pas dans une palabre en tenant mordicus à ses positions, en campant sur celles-ci de façon dogmatique ou encore en exigeant des conditions si draconiennes qu’elles bloquent tout le processus. Une ouverture d’esprit et une promptitude au vrai débat rationnel, critique et démocratique sont nécessaires pour aboutir à l’objectif principal qu’est la réconciliation. J’insiste sur ce point, car il y a dans ce pays des individus qui n’ont pas encore compris la véritable signification du bien commun, et qui continuent de tirer ce pays vers le bas en s’appuyant sur les prétextes les plus fallacieux qui soient et qui, en réalité, œuvrent dans le sens d’agendas cachés. C’est la vertu qui cache le vice. C’est pourquoi, il revient au président Damiba de jouer son rôle, celui qui sied à la véritable autorité politique qui, de fait, doit avoir de l’autorité sans être autoritariste. Il lui faut faire montre d’une force de caractère pour agir dans le sens de la volonté générale au sens rousseauistes du terme, c’est-à-dire dans le sens du bien commun.
Il lui faut oser prendre les décisions nécessaires à l’intérêt du pays sans se laisser intimider par des intérêts de chapelles. L’heure est très grave, depuis longtemps, et sans faire d’amalgame entre la réconciliation nationale et le terrorisme, il serait insensé de ne pas y voir un lien, car pour lutter contre le terrorisme il faut réunir toutes les forces du pays, tous les burkinabè capable d’apporter une main forte doivent être intégrer à cette lutte. C’est tellement inintelligent d’exclure de cette bataille des compatriotes qui en ont l’expertise et la licence. Or, pour cela il faut aux Burkinabè d’être unis, car c’est l’union qui fait la force, et seule la réconciliation nationale peut permettre cette union. À mon avis, voici les décisions importantes à prendre tout de suite : ouvrir tous les procès politico-judiciaires en laissant les différentes juridictions faire leur travail en toute indépendance, permettre à tous les exilés politiques de rentrer purement et simplement, c’est-à-dire sans condition qui, a fortiori, serait dissuasive.
Organiser la palabre nationale qui devrait aboutir à des décisions définitives à mettre en œuvre, prendre une loi d’amnistie permettant de faire table rase afin de repartir d’un bon pied. Ce qui signifie que chaque burkinabè doit être informé qu’à l’issue de tout ce processus acté dans la loi, tout burkinabè qui ferait désormais un pas de côté tomberait sous le coup du couperet de la loi qui devra tomber sans indulgence ni appel. Le détail de toutes ces décisions n’est pas de mon ressors, mais ce sont là les grandes orientations à donner aux décisions cruciales. En réalité, je pense que le président Damiba ne m’a pas attendu pour envisager tout cela, c’est pourquoi je ne prétends pas me substituer à son conseil.
Propos recueillis par Martin Philippe
Burkina Demain