Dans cette récente publication «Art et Culture», l’homme de culture burkinabè Yé Lassina Coulibaly décrypte l’art et la culture en Afrique

Devant les défis actuels du monde, le grand homme de culture burkinabè vivant en France, Yé Lassina Coulibaly, fidèle à son engagement au service de l’Humanité, apporte cette contribution intellectuelle inestimable. «Au 21ème siècle, il est hors de question de rester passif face aux constats désastreux de l’état du monde : le machiavélisme du marché mondial qui dresse des frontières entre les civilisations, l’esprit de conquête des territoires qui consiste à écraser le plus faible comme s’il n’avait pas d’importance…Pourtant, on a besoin des cinq doigts de la main, le cercle ne doit pas être fermé, la cour ne peut pas danser et chanter sans les plus faibles».

Dans cette récente publication «Art et Culture», l’homme de culture burkinabè Yé Lassina Coulibaly décrypte l’art et la culture en Afrique

La présente contribution de Monsieur Coulibaly intervient à un moment crucial des relations entre les peuples en général, et en particulier pour ceux vivant dans l’Hexagone qui s’apprêtent à voter ce dimanche 30 juin 2024 dans le cadre des redoutables législatives anticipées. Pour plus de compréhension de sa lecture de la situation, lisez l’intégralité de sa tribune qui s’appuie sur sa riche expérience des peuples d’Afrique et d’Europe.

«Exil, Musique et Sciences humaines : La voix d’un artiste qui laisse parler son cœur

Au 21ème siècle, il est hors de question de rester passif face aux constats désastreux de l’état du monde : le machiavélisme du marché mondial qui dresse des frontières entre les civilisations, l’esprit de conquête des territoires qui consiste à écraser le plus faible comme s’il n’avait pas d’importance, ne disposait pas de pensée, ni d’intelligence, ont bafoué nombre de valeurs humaines universelles…

Pourtant, on a besoin des cinq doigts de la main, le cercle ne doit pas être fermé, la cour ne peut pas danser et chanter sans les plus faibles.

Imbu de sa prétendue supériorité, l’homme oublie qu’il n’est rien au regard de l’univers. La spiritualité, le surnaturel, le symbolisme, l’héritage des ancêtres et la pratique des rituels en lien avec la nature et le cosmos ont disparu de son discours et de ses actes. Il a aussi oublié d’entendre la voix de ses aïeux.

Mes convictions et ma pensée dépassent les frontières. Grâce à l’art, dans une dynamique positive et constructive, je veux m’attacher au volet essentiel : celui de la valeur humaine. C’est le rôle imparti à mon personnage à la fois curieux, attentif et aventureux, que j’appellerai Berry-Faso!

Berry-Faso a connu l’exil, a rencontré très tôt le monde de l’art et de la culture du Faso, et a compris l’importance des sciences humaines qui reposent sur des valeurs existentielles de survie de l’humanité.

Sa sensibilité humaine l’a conduit à s’exprimer par l’art car il est convaincu que l’artiste a un rôle fédérateur, social, éducatif et de transmission à part entière dans toutes les sociétés, d’ici et d’ailleurs.

L’exil a appris à Berry-Faso qu’aucune civilisation n’est supérieure à une autre et que le respect de la culture de l’autre repose sur l’échange. C’est le croisement des civilisations qui permet aux différents miroirs de la pensée de s’imbriquer dans celle de l’autre, de s’enrichir de nos singularités.

Il faut bien sûr savoir écouter avec patience, sans préjugés, faire une place à l’autre en lui laissant le temps de se familiariser avec une culture inconnue et de l’accepter dans sa différence… Il faut faire de l’ouverture notre credo : on ne sait pas qui sera notre sauveur sur le chemin de la vie!

Sur la voie du savoir, à la conquête des valeurs du « vivre ensemble », le jeune homme « Berry-Faso » se mit en quête de découvrir son pays d’adoption. Il avait acquis cette démarche de curiosité et d’ouverture dès son enfance à Bobo-Dioulasso et auprès des différents peuples du Mali et de Côte d’Ivoire.

A son arrivée dans le Berry, celui-ci apportait dans son ballot toutes ses expériences humaines et comptait bien continuer à faire vivre les mêmes valeurs, à aller à la rencontre de ses voisins, des villageois comme des citadins, des riches comme des pauvres.

C’est ainsi qu’en dehors de ses temps de travail, il s’est immergé dans les us et coutumes des habitants du Cher et du Berry, afin de les comprendre mais aussi de partager son art. Il avait besoin de cette assise pour saisir la sensibilité des spectateurs et améliorer sa communication avec les autres.

Sa première destination fut la forêt où il prit l’habitude de se ressourcer, comme il le faisait en Afrique.  La seconde fut la campagne berrichonne, à la découverte des modes de vie des habitants des villages.

Il a maintes fois observé le travail des agriculteurs (souvent aussi éleveurs), des vignerons, des artisans, et constaté le même sens de l’organisation et de la prise en compte des saisons, les mêmes gestes, la même endurance, le même courage, que ceux des paysans et travailleurs burkinabés. Seul différait le niveau de mécanisation.

Il s’intéressait particulièrement aux métiers manuels, et qui s’exercent en extérieur. Il rencontrait des charpentiers, des maçons qui travaillaient dehors par tous les temps, à l’ancienne, seuls ou dans des entreprises à taille humaine.

Dans le Sancerrois et à Menetou-Salon, il a admiré le travail des vignerons.  Au Faso, il n’y a pas de vignes, mais on a développé d’autres formes de fabrication de boissons alcoolisées, plus adaptées au climat : par exemple le dolo (alcool de mil, de miel ou de palme) dont l’élaboration demande aussi une minutieuse attention…

Quand il s’attardait dans les ateliers des potiers ou des rares forgerons encore en activité, il avait l’impression d’être au Faso, au point d’être ému par leur adresse à manier les outils avec précision afin d’obtenir  la meilleure finition possible, par la même  passion de la transmission de leur savoir-faire que celle qui anime leurs collègues africains… Il se réjouissait de voir perdurer l’enseignement de l’artisanat d’art (prisé en de nombreux domaines par l’industrie du luxe).

Il a longtemps cherché des tisserands, des teinturiers, sans les trouver, et en a déduit que ces activités étaient devenues industrielles…

Il s’est vite rendu compte de l’importance des marchés et des petits commerces de proximité : bouchers, boulangers, épiciers, cordonniers, coiffeurs… Comme en Afrique, leurs boutiques sont des lieux de rencontre qui favorisent le lien social et repose sur la valeur humaine.

Que dire des pêcheurs et des chasseurs sinon qu’ils partagent, au-delà des frontières, une passion commune, la même patience, la même ténacité, comme si le temps était suspendu…

Bien sûr il connaissait davantage ce qui a trait à la chasse en Afrique mais il repérait des similitudes dans la pratique de cette activité: le mode d’organisation en Sociétés ou Confrérie et s’appuyant sur la connaissance de la nature et du monde animal sauvage.

Ses pensées naviguaient souvent des forêts de Sologne et de Tronçais à celles de l’Afrique, vastes, denses et giboyeuses comme au Burkina-Faso, Mali, Côte d’Ivoire, Ghana, Guinée Conakry, Congo…

En Afrique, les chasseurs avaient la connaissance des plantes qui soignent, indispensables à la survie des villageois, qu’ils allaient cueillir dans des contrées souvent éloignées. Ils savaient tenir à distance les animaux sauvages. Ils étaient attachés à la protection de la faune et de la flore, comme le sont ici les agents des Eaux et Forêts…

Parfois médiateurs entre la nature et les villes, ils étaient souvent guérisseurs, magnétiseurs, rebouteux et quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu’en Berry, certaines de ces connaissances se transmettaient aussi de génération en génération et que les traditions liées à la sorcellerie y étaient encore vivaces…

Berry-Faso a su apprécier les moments de convivialité autour d’une bonne table, les fêtes traditionnelles accompagnées de musique et de danses au son de la cornemuse, de la vielle ou de l’accordéon.

Cet art de vivre lui rappelait son pays, des hommes et des femmes rassemblés dans une même joie partagée…

Ne vous doutez-vous pas que le personnage Berry-Faso n’est autre que moi?

A mon arrivée en France, le 3 juin 1987, j’ai effectivement été curieux de tout, avide de connaître mon pays d’accueil et surtout ceux qui y vivaient et c’est la musique et la danse qui m’ont ouvert les portes et le cœur   de personnes en apparence si différentes de moi.

Après avoir arpenté plusieurs quartiers de Paris, visité nombre de monuments et de musées, de celui de la Porte Dorée au Grand Palais et au Centre Pompidou, j’ai écumé des lieux de rencontre et de brassage culturel incontournables: Cafés Sarah Bernard et Le temps des cerises, Forum des Halles, place des Abbesses, Montparnasse, Saint-Michel, etc., j’ai choisi de poser mes valises à Bourges où, à l’époque, il n’y avait rien dans le domaine artistique africain. De là, j’ai rayonné partout en France.

 

De cette ville à taille humaine, j’ai apprécié son riche patrimoine historique et culturel, architectural et naturel, et parce que je suis un homme de débat et de partage, je suis très naturellement allé vers ses habitants et les institutions…

J’ai joué pour la première fois dans le Berry, en 1987, au cœur de la ville de Bourges, place Gordaine, puis place Cujas, place Séraucourt, pour le plaisir de partager ma musique avec les habitants. Aux premiers sons du djembé, les fenêtres se sont ouvertes, certains riverains sont descendus dans la rue pour écouter, puis discuter.

Leur surprise en découvrant ma musique égalait mon plaisir de les voir sensibles à la qualité de mon jeu. Le pouvoir fédérateur du djembé avait opéré et la communication s’est immédiatement établie avec les berruyers de manière simple et spontanée, au point que j’ai eu envie de faire un bout de chemin dans cette ville, avec eux.

J’avais, auparavant, vécu de telles expériences qui m’avaient rendu très heureux, notamment à  Nîmes, Avignon, La Rochelle, Bordeaux, Lyon, Rennes, Clermont-Ferrand, Angers… J’aime jouer en plein air, au contact direct des gens, cela  facilite les interactions et les échanges. C’est très formateur pour un jeune musicien et, de plus, prépare au travail de studio et de scène.

Par la suite, quand des institutions culturelles européennes ont commencé à me faire des commandes (concerts, spectacles pédagogiques, enseignement), j’ai connu la reconnaissance de mon talent lors de prestations artistiques professionnelles où je me suis attaché à donner de l’Afrique une image artistique moderne et respectueuse de la tradition, tournant le dos au folklore.

Mon premier concert à  la Maison de la Culture de Bourges avec l’Ensemble Yan Kadi Faso a fait salle comble, suivi de masters classes et de stages avec des élèves venant, entre autre, de Nevers, Châteauroux, etc…

D’autres stages et masters classes, spectacles de musique, danse et contes ont été proposés à Vierzon, Châteauroux, Issoudun, Nevers, Bourges, Saint Eloi de Gy, dont une collaboration à plusieurs reprises  avec le service enfance- jeunesse de la ville de Vierzon. J’avais déjà tissé des liens avec des groupes de rock et participé à des clips.

A cette époque, j’ai aussi beaucoup joué à La Borne, village de potiers, où se tenaient les Rencontres Internationales de la Poterie fréquentées par de nombreux artistes européens.

La  reconnaissance de la qualité de mes prestations par la Direction Régionale des Affaires Culturelles  a facilité nombre de mes interventions dans la Région Centre. J’ai notamment assuré l’animation musicale des Centres de Loisirs du Loir et Cher, durant tout un été, à la demande de la direction Jeunesse et Sports de ce département.

Un grand concert, avec mon Ensemble Yan Kadi Faso, a clôturé cette action de découverte de la musique et de la danse, en rassemblant plus de mille enfants au Palais des Sports de Blois. De même, des tournées dans les villages ont été soutenues par le Rectorat de la Région Centre dans un but pédagogique d’éveil musical, d’ouverture au monde artistique par la transmission de musiques et de danses venues de l’Afrique …

En collaboration avec la Cinémathèque de Tours, j’ai également effectué une tournée de spectacles pédagogiques « Contes enchantés d’Afrique » dans les collèges et lycées d’Indre et Loire.

J’ai aussi animé des modules de musique et danse à l’intention des enfants des écoles primaires de Bourges : Pignoux, Nicolas Leblanc, Pijolins et enseigné la pratique du djembé et de la danse africaine aux adolescents de la Maison des jeunes d’Asnières et de Malus, et au Centre social du Val d’Auron, pour la ville de Bourges.

Des interventions en ateliers musique et percussions au Centre Départemental de l’Enfance et de la Famille d’Asnières ont été pour moi l’occasion de belles rencontres avec les jeunes accueillis, dont certains connaissaient, outre l’éloignement de leur famille, l’exil…

Ma passion de l’humain m’a également conduit à donner des spectacles de musique et de danse, à titre bénévole, à la Maison d’Arrêt de Bourges, dans le cadre du programme d’intervention de celle-ci, auprès des détenus.

J’ai plusieurs fois été sollicité pour donner des concerts et stages de danse au profit de nombreux jumelages entre villes françaises et africaines.

Durant plusieurs années mon spectacle « Contes enchanté d’Afrique » a été programmé dans le cadre des tournées des Jeunesses Musicales de France, me conduisant à sillonner de long en large l’hexagone.

A la demande de la Sacem, j’ai souvent participé à des portes ouvertes  dans les collèges, en tant que auteur-compositeur.

Mon expérience de concerts ou spectacles dans des soirées privées m’a amené à être choisi par la Chambre de Commerce de Bourges pour la remise d’un prix décerné à Cyril Neveu, pilote du Rallye  Paris-Dakar.

Toute cette dynamique a abouti à la programmation de concerts de mon orchestre Yan Kadi Faso dans des salles ou festivals de la Région : Mac-Nab à Vierzon, Equinoxe à Châteauroux, Théâtre Jacques Coeur et Palais d’Auron à Bourges, Châlette sur Loing, Amboise, La Riche, Salle Louis Aragon à St Florent sur Cher, Ballades à Bourges, puis Un été à Bourges, Estivales du Canal et Carnaval du monde à Vierzon …

Pour la première fois, mon spectacle « Contes enchantés d’Afrique » a été programmé au Théâtre Jacques  Coeur, à Bourges, par  la Fédération des Oeuvres Laïques.

Parallèlement, je poursuivais ma carrière et mes recherches artistiques, en tant que auteur compositeur, sur le plan national et international.

Au cours de toutes ces années, animé par le désir d’aller vers l’autre, de jeter des ponts entre les civilisations, je n’ai cessé d’enrichir mes gammes, afin de susciter l’émotion et un autre regard sur ma démarche artistique et mes différents albums.

J’ai constaté que la passion de communiquer par la musique, les sources d’inspiration, la volonté de rassembler et de partager des moments de plaisir et de joie avec le public, étaient des moteurs communs qui réunissaient les artistes de toutes origines et de tous styles, quel que soit leur mode d’expression : poètes, conteurs, musiciens, chanteurs, danseurs…

Je me suis également beaucoup investi dans les secteurs de l’enseignement (musique et danse), du soin (musicothérapie en milieu psychiatrique), de la culture, pour favoriser la cohésion sociale, créer de l’harmonie afin de mieux vivre ensemble dans cette ville de Bourges.

On néglige souvent la dimension de l’évasion, de la joie et de l’espoir qu’apporte la musique dans les rassemblements festifs. Pourtant, chanter, danser, jouer ensemble apaise les tensions et rompt  l’isolement… Il faut être à l’écoute des citoyens, ne pas attendre que la colère explose avec violence dans la rue et les places publiques.

Le monde des adultes doit avoir le souci de faire rire, chanter, émerveiller les enfants mais aussi de susciter leur réflexion afin de lutter contre la pauvreté intellectuelle ambiante. En Afrique les veillées de contes initiatiques transmis de génération en génération, avaient ce rôle.

Depuis toujours, je capte les chants d’oiseaux, le langage des animaux, les mélodies, les berceuses, afin d’en nourrir le cœur des enfants et d’apporter la dimension du rêve dans leur vie.  Au travers de mon répertoire je veux faire chanter tous ceux qui sont à la rue, ceux dont le désespoir ne leur permet plus de voir la lumière du jour.

Pour moi, la musique est essentielle : elle a une fonction éducative, thérapeutique, est source de plaisir et porteuse de messages (elle a apporté sa contribution à la défense des droits humains et aux évolutions législatives dans de nombreux pays). En Afrique, elle est partout présente, que ce soit pour apporter la joie ou pour réconforter les malades, de même que pour accompagner les rites de passage de la naissance aux funérailles…

Je pense aussi que la part de l’artistique et de l’artisanat n’est pas assez mise en valeur dans l’éducation ; or tout est lié, les diplômes ne font pas tout, il ne devrait pas y avoir de hiérarchie entre les savoirs contenus dans les manuels et la transmission orale… On pourrait davantage tirer profit de tous ces parcours singuliers et atypiques d’artistes professionnels engagés dans la voie de la transmission et de l’enseignement…

Force est de constater que la place de la musique est souvent négligée dans tous ces domaines, et par voie de conséquence, celle des artistes également. D’autres choix sont faits au détriment de l’art populaire.

Un accompagnement des artistes comme acteurs sociaux serait nécessaire pour que ceux-ci jouent pleinement leur rôle de médiateurs culturels, de libérateurs de la pensée, de vecteurs de communication, de défenseurs des droits humains et de dérangeurs des opinions publiques.

L’artiste, tel un combattant pacifique, utilise son art comme cheval de bataille pour éveiller les consciences et inspirer le changement.

La non reconnaissance des artistes aboutit souvent à ne prendre en considération leur talent que lorsqu’ils sont morts… Je pense souvent à des personnalités comme Van Gogh ou Camille Claudel dont leurs contemporains ont ignoré le génie, de leur vivant : aujourd’hui leurs œuvres sont vendues à prix d’or dans le monde entier, alors qu’ils sont morts dans la misère.

Il faut savoir reconnaitre les gens exceptionnels, leur donner l’espoir en soutenant leur démarche de réflexion et de création. Il ne faut pas attendre qu’ils meurent pour leur rendre hommage… Aucune culture ou patrimoine ne devraient être sous-estimés. Rien ne doit être oublié…

Au Faso, l’enseignement artistique passe par l’étude du solfège dans des écoles de musiques ou se transmet, sur le terrain, par l’apprentissage d’un instrument et la pratique des musiques traditionnelles.

De ces approches complémentaires sont issus de nombreux artistes ou ensembles nationaux qui ont fait des carrières internationales. Cependant, beaucoup d’artistes réussissent à gagner leur vie sans avoir à venir en Europe:  ce sont les opérateurs économiques qui repèrent leur talent et, à titre privé, leur font appel pour des évènements professionnels ou familiaux.

Personnellement, j’y étais reconnu, je n’étais pas pauvre, pas riche non plus mais entouré d’amour, d’amitié, de reconnaissance de mon travail d’artiste. J’ai connu une jeunesse dans un environnement cosmopolite où se côtoyaient des expatriés issus de cultures variées : européens, canadiens, syriens, libanais qui résidaient à Bobo-Dioulasso. Ils étaient réunis par l’art et la musique… Ce fut pour moi une école de vie très formatrice.

En Europe, les artistes africains sont souvent recherchés pour l’ambiance et le folklore, rarement pour la qualité artistique ou la valorisation de la culture africaine, par des acteurs culturels qui ne connaissent pas l’Afrique et n’appréhendent pas l’intérêt de la complémentarité des cultures.

Ainsi, malgré leur talent, peu d’artistes africains disposent de moyens logistiques pour développer leurs projets artistiques faute de commandes et de participations suffisantes à des festivals. Or, être artiste comporte des risques, ça n’est pas de l’amusement, il y a des enjeux de survie…

Je sais qu’il faut faire ses preuves mais je constate aussi qu’il est très difficile à un artiste africain, même installé en France depuis 36 ans, d’être reconnu à sa juste valeur dans la société occidentale… On a beau être généreux, laisser du temps au temps, sans soutien privé ou institutionnel, le plus faible n’a pas sa place… On t’accepte et on reconnaît tes compétences seulement quand tu acquiers  un statut professionnel.

Par bonheur, la reconnaissance vient parfois de ses pairs. En témoigne ce texte reçu d’un collègue de travail, Massa (prénom porteur d’espoir et chargé de sens dans la civilisation bamanan):  » C’est la petite voix de mon intérieur qui me parle et je ne peux pas la garder pour moi! En tant que collègue, permets-moi de te confier quelques pensées par rapport à nos échanges habituels autour de la musique.

Ce que je retiens tout d’abord c’est ton immense connaissance de l’histoire de la musique et ta sensibilité unique pour les artistes.

Avec l’Ensemble Yan Kadi Faso tu joues un rôle d’extraordinaire « passeur » de l’art musical africain, que tout le monde rêve de rencontrer…

Les artistes qui t’entourent doivent percevoir la qualité de l’écoute et de l’accompagnement que tu leur offres, car tu aimes partager ta passion, ta curiosité artistique, tes recherches d’innovations musicales…

Ta ferveur admirative pour évoquer les grands compositeurs classiques, de jazz et même de pop rock ou de chanson française, me touche beaucoup.

L’élégance de ton jeu, ta connaissance des gammes, la justesse de tes notes m’ont séduit, de même que la diversité des couleurs de ton répertoire et ta démarche d’ouverture au croisement des civilisations.

 Par ta créativité, tu amènes ailleurs, tu polis ta musique comme une pierre précieuse.

On a besoin de personnalités comme toi qui élèvent le débat, partagent leurs connaissances et leur savoir-faire en profondeur, pour aller plus loin dans la valorisation des artistes. Tu connais tout de la musique, de la composition, et tu sais que l’art est un travail.

Instrumentiste hors pair, tu es bourré de talent. Je souhaite de tout cœur que tes compositions soient diffusées dans les médias au niveau national et international.

Pas étonnant que ta renommée dépasse les frontières de l’Afrique! »

On ne peut pas le nier, nous les humains sommes tous différents mais tous les mêmes, animés des mêmes émotions, habités des mêmes valeurs familiales, des mêmes aspirations, à la recherche de l’harmonie, de l’amitié, de l’amour… Seules les attitudes liées aux modes de vie et l’expression de ces émotions diffèrent parfois.

Sur ces bases, Berry et Faso peuvent entrer en résonnance! Je prendrai l’exemple des contes. J’ai toujours accordé beaucoup d’importance aux contes, quel que soit leur origine, car ils sont le reflet des modes de vie, porteurs des valeurs universelles qui fondent une société et permettent aux humains de vivre ensemble en harmonie.

Imprégné des contes, fables et récits du pays bamanan, et des contes initiatiques peuls qu’Amadou Hampâté Bâ, écrivain et grand spécialiste des traditions africaines a fait connaître en Occident, j’ai eu à coeur de découvrir cet aspect de la culture populaire en Berry, notamment au travers des contes transcrits par Jean-Louis Boncoeur, conteur régional renommé.

Reconnaître la culture de l’autre, c’est déjà la paix, la paix du coeur, parce que cela témoigne du respect et du partage…

Même les génies ont besoin d’aller à la rencontre d’autres cultures pour s’enrichir sur le plan technique, intellectuel, spirituel… On a besoin de passerelles pour aller de l’autre côté et l’une d’elles est la musique et la danse.

Je plains les hommes qui n’ont pas la chance de voyager et de se confronter à une autre culture.

Mon ambition est de donner l’espoir à ceux qui veulent favoriser la cohabitation des cultures et la mixité culturelle, chaque personne a quelque chose à apporter : sa connaissance, sa philosophie, sa cuisine, plus c’est diversifié, plus c’est riche.

Selon le contexte j’utilise l’humour, la poésie, pour détourner les discours péremptoires ou méprisants de mes interlocuteurs. Je reste dans le partage, la solidarité, la fraternité, la compassion avant tout.

Je suis chez moi quand des français font passer leur sensibilité avant leur supériorité et m’expriment « tu nous as manqué ». Cela fait plaisir et donne l’espoir qu’un autre monde est possible…

L’exil est un voyage initiatique, il nourrit les civilisations par le croisement des connaissances

Mon identité puise ses racines dans la cosmogonie bamanan et peule (je suis nomade comme ma grand-mère peule et sédentaire comme mon grand-père bamanan), et j’ai dû poursuivre, jour après jour, la construction de mon parcours personnel et artistique loin de ma terre natale, tout en me référant aux valeurs morales enseignées par mes parents et grands-parents. Je n’ai jamais cessé d’être en communication avec eux, au-delà de la mort…

Pour moi, l’adaptation n’a pas été trop difficile car j’avais la connaissance de quelques codes du mode de vie occidentale et surtout, j’ai toujours cherché à découvrir, à comprendre, à me nourrir des échanges avec l’autre, et je pense avoir cette faculté d’entrer facilement en contact, d’écouter et d’aller vers la culture de l’autre.

Cependant, même si l’art m’a beaucoup aidé à faire connaître ma culture à l’autre, j’ai souvent été déçu et peiné du manque de curiosité à l’égard de la civilisation africaine.

Ne jamais être interrogé sur sa propre culture, autrement que superficiellement, est une blessure car cela est vécu comme une négation de sa civilisation d’origine. Pour moi qui viens d’une civilisation vieille comme le monde, où l’être humain est sacré, où l’on trahit les valeurs enseignées si l’on porte atteinte à un être vivant, où la couleur de peau ne compte pas, où n’être pas accueilli dignement signerait ton insignifiance, une telle indifférence est cruellement ressentie même si elle n’est sans doute pas intentionnelle…

Le monde des initiés et les rites des masques m’ont nourri de bases éducatives solides et m’ont enseigné qu’un homme qui ne chante pas la richesse de son patrimoine n’a pas de culture. C’est dire à quel point cet aspect de notre tradition est un point sensible.

Néanmoins, j’ai partagé d’excellents moments avec nombre d’amis et de connaissances mais je me suis souvent heurté à leur incompréhension lorsque je déclinais leur invitation à des fêtes religieuses quelles qu’en soit la religion, comme si l’on n’avait pas le droit d’être différent…

Il faut être déterminé pour résister à l’envie de toujours accepter « pour faire plaisir », « être gentil », au risque de t’isoler. C’est dommage que le groupe et la majorité n’acceptent pas la différence et ne comprennent pas qu’il s’agisse de la sauvegarde de ton identité et non de dédain… J’ai donc appris à m’oublier, sans oublier d’où je viens.

Parallèlement, convaincu que l’exil c’est avant tout deux pierres qui se frottent, j’ai refusé de me laisser enfermer dans tout communautarisme.

C’est ainsi que l’exil peut renvoyer à la solitude, où l’on ne peut plus compter que sur soi, ses propres connaissances et capacités. Personnellement ce constat a stimulé mon intérêt pour les savoirs auxquels je n’avais pu accéder jusqu’alors.  J’ai beaucoup fréquenté les endroits où l’on s’instruit, où l’on réfléchit, où l’on est susceptible d’éprouver de grandes émotions artistiques : musées, expositions, bibliothèques… J’ai aussi pris le temps de respirer l’atmosphère des marchés et de me perdre en forêt pour me connecter avec les arbres et la nature, me recueillir en mémoire de mes ancêtres africains et remercier mes parents Yé et Sékou Coulibaly.

C’est peu dire qu’en dehors de mes activités professionnelles, j’accepte une certaine forme d’isolement, même si ce mode de fonctionnement est exigent, réclame une vigilance constante pour s’informer, mobiliser sa créativité.

Ma passion, c’est la recherche de l’âme des sons et en transmettre l’essence au plus grand nombre.

Enfin, l’exil expose au rejet, voire au mépris de ceux qui ne reconnaissent pas en l’étranger un égal…   Il faut dire que les médias occidentaux relaient, le plus souvent, une image négative de l’Afrique, surtout de l’Afrique noire qui ne serait source que de problèmes, niant l’impact du passé colonial subi par ses populations…

Ils omettent de préciser que les compétences n’ont pas de frontières, que nombres de postes de médecins et de personnels de santé sont assurés par des africains ou des étrangers, notamment dans les hôpitaux français…

Malgré cela je rêve d’un monde d’harmonie entre les humains de toutes origines où les civilisations mettraient en commun l’intelligence, l’ingéniosité, les capacités d’organisation qui ont permis leur développement, où le métissage serait une richesse…

L’essence de la vie c’est aller de l’avant, ne pas s’enfermer, s’adapter, respecter la différence, être tolérant…

Pour construire l’avenir, vivre en harmonie, tout en étant prospère, sans perdre nos racines, il faut garder des traditions tout ce qui est adaptable, trouver un équilibre entre les fondements de nos civilisations et les connaissances actuelles.

Il faut conjuguer toutes les compétences, prendre en compte le milieu naturel, l’univers, les astres, protéger la Nature, limiter la déforestation, la pollution de l’eau et des océans. On n’a pas le choix, il faut se donner la main pour lutter et réparer les dégâts que l’on a fait à la nature et au cosmos.

Le monde ne peut se borner à l’entre- soi, les cultures doivent se nourrir les unes les autres.

De l’héritage de nos aïeux on ne peut pas tout rejeter ni tout garder. Je soulignerai, pour exemple, l’importance portée par les anciens au bien-être des bébés qui se traduisait, entre autre, par la pratique des massages. Les bienfaits de ces techniques sont maintenant reconnus en occidents où les mères, et parfois des professionnels de la petite enfance apprennent à apaiser les tensions du bébé… C’est aussi une approche thérapeutique développée dans les soins aux personnes âgées, au même titre que la musicothérapie…

Un autre aspect des fondements de la société africaine me paraît devoir être sauvegardé : la réciprocité, la complémentarité, le respect et l’égalité dans le couple dont les humains de tous les continents auraient tant besoin.

Et enfin, la conviction que l’individu n’est rien sans le groupe, que celui qui ignore l’importance du tissu social est humainement pauvre.

Depuis 36 ans, je n’ai jamais partagé ces réflexions. Je constate que l’on n’est pas si différents, que nous avons un patrimoine humain et émotionnel commun, que le métissage est une richesse porteuse d’avenir…

Les différences de coutumes, de manières de vivre ne doivent pas être un obstacle à la construction d’un monde vivable pour tous. Ce n’est d’ailleurs pas qu’une question de couleur de peau : l’appartenance de classe peut s’assimiler à une forme de racisme…

Mettre en commun nos richesses de manière équitable, partager nos connaissances, sont des objectifs accessibles.

Il faut avant tout redécouvrir l’altérité, le progrès ne peut pas se faire sans partager : « un poisson, il faut se rendre compte qu’il a besoin d’eau, sinon il meurt »…

Le sentiment d’injustice ressenti par ceux que cette société abandonne dans l’indifférence sur le bord de la route, est renforcé par la raréfaction des échanges humains : dans tes démarches, tu n’as pas d’interlocuteur devant toi autre qu’un outil informatique. Le monde actuel est sans pitié, on est loin d’être civilisés! Et je m’interroge sur l’impact de l’Intelligence Artificielle sur nos valeurs et les vies des générations futures…

Après la conquête des civilisations, on a vendu aux peuples la religion, on a instauré l’Etat de droit, on a essayé de s’appuyer sur des valeurs pour améliorer la vie des gens. Puis on les a livrés à l’enfermement d’une société de consommation qui les manipule. C’est l’industrialisation qui a pris le dessus, c’est la puissance de la finance qui domine le monde et le détruit… Tous les coups sont permis pour supplanter l’autre au risque de l’écraser, on est pris dans la spirale de la compétition et de la course à l’argent.

On n’a pas vu venir cette société à deux vitesses. Je veux croire qu’il existe encore une part d’espoir, une voie de résistance.

Ceux qui résistent contre la consommation aveugle et ceux qui conservent leurs connaissances ancestrales, ont en commun la volonté de privilégier les valeurs de solidarité qui font la richesse de l’être humain.

Nous ne sommes pas aveugles, l’industrie et les intérêts mondiaux de la finance nous tuent, les plus pauvres sont écrasés.

Nous sommes lucides, un changement de mode de collaboration équitable des pays occidentaux avec l’Afrique s’impose sur la question des matières premières : la France doit s’ouvrir, elle n’a pas le choix.

Beaucoup d’européens sont conscients du déséquilibre économique des forces entre l’Afrique et l’occident et partagent la souffrance des Africains.

Il faut rapprocher les miroirs qui reflètent des réalités discordantes, voire erronées. Et je peux témoigner que l’art et la culture peuvent nous y aider. Les artistes ont un rôle d’alerte à jouer.

Je pense que chaque voyageur transporte dans sa valise tout un patrimoine de musique qui reste dans nos mémoires. On a tous des souvenirs musicaux qui ont créé des émotions et qui offrent une ouverture à l’échange entre les cultures.

Il m’est arrivé souvent que mes rythmes suscitent des correspondances avec le propre patrimoine musical des spectateurs ou stagiaires (référence spontanée à la musique classique, celtique, la valse…). Cet effet double miroir modifie le regard porté sur autrui et permet de le découvrir autrement.

C’est ainsi que l’art suscite la curiosité et ouvre la porte à de riches échanges sur la culture de transmission orale : les épopées, les mythes, les droits de l’homme… J’ai souvent entendu, en marge de mes concerts, cette remarque : « on ne savait pas qu’il y avait aussi de la poésie, du romantisme dans vos répertoires et créations musicales », « on a découvert la délicatesse de l’harmonie de la kora »…

On n’est alors plus dans la représentation mais dans la vie, les sciences humaines, l’éducation, ça amène à approfondir avec des supports écrits, audios, vidéos.  C’est fondamental, ça donne une autre dimension au dialogue interculturel.

La culture nous aide à aller au-delà de notre proche horizon.

Ma petite voix qui a vécu en France et au Burkina me dit qu’il y a des gens bien partout, que le plaisir de partager ensemble des émotions artistiques est universel, que la raison et la conscience sont les meilleurs remparts contre l’ignorance et l’indifférence

Certes, il y aura toujours des discours et des comportements indignes et intolérants émanant de ceux qui ne respectent pas la différence, qui ignorent la richesse de la diversité…

A défaut de pouvoir les combattre, nous avons le devoir de défendre la libre circulation de la parole et du talent des artistes à travers le monde et de refuser que soient bafouées les valeurs morales sur lesquelles reposent les relations humaines. Nous pouvons y arriver, nous le devons aux générations futures!

Je remercie mes amis, ma famille, mes collègues, les publics africain et européen qui m’ont fait confiance et m’ont aidé à réaliser tout ce parcours artistique.

Que chaque mouvement de musique et de danse soit une ode à la paix et à l’unité qui transcende les frontières et les différences!

Art et culture par, Yé lassina Coulibaly»

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